Trois cailloux pour les chiens

Sous l’enseigne du bouge dont il venait de se faire jeter, Gabin ne voyait que le bout de ses chausses. Aussi fatiguées que lui, de ses marches sans but et sans lendemain, elles ne lui rendaient que le reflet des flaques dans lesquelles il était tombé. Les yeux flétris, à ne plus distinguer le vrai du faux, c’est à ses godillots qu’il demanda de l’accompagner. Coudes râpés et gueule blafarde, il marmonnait des injures sournoises qu’il n’aurait jamais dit au grand jour. Gabin plongea les mains dans ses poches. Pas une pièce. Il ne restait rien d’autre que le vide, un trou béant qui ne lui retournait que la vision des matins et des nuits encore plus difficiles. À bien gratter, juste trois cailloux. Du bout des doigts, il les caressa. Lisses, probablement ronds, peu importe, ce n’étaient que des cailloux. Pourquoi les avoir gardés ? Une lubie de marin, un retour à l’enfance, à la terre, assurément un souvenir d’avant les errances. La ruelle n’était pas vraiment droite, lui non plus. Méandres dans le flot de la ville, les rues de Saint-Malo se faufilaient nonchalamment du bleu au vert, du près à la mer et pour les marins saouls assurément vers l’enfer. Il se redressa, reprit son souffle tant qu’il le pouvait et suivit la rue Sainte-Barbe jusqu’aux quais. Gabin trébucha et tomba encore, le nez dans les filets d’égout où l’écho de la lune vomissait ses dernières lueurs. Après maints efforts pour se redresser ou marcher droit, ses pas le conduisirent finalement jusqu’aux quais. Le vent poussait une odeur de sel tentant de laver la noirceur des rues. Il se redressa et remit les pans de sa chemise dans son pantalon. Face à la mer, il se devait d’être présentable. S’extrayant de la rue comme un nouveau-né, Gabin s’effondra dans un mur de casiers de pêche. Le fracas de sa chute réveilla les chiens.

Trois matins écorchés et affamés, toujours à errer, attendaient pitance et bonne chair. Ces chiens que tout le monde savait mais que personne ne chérissait, comme un seul homme, dressèrent la tête et se tournèrent vers l’intrus. Le moins gros aboyât. Le plus maigre donna la dent au plus proche qui lui rendit aussitôt. Le dernier d’entre eux grogna plus fort, les engageant à le suivre. Plier sur lui-même, Gabin, entre les casiers et son désespoir, vit les cerbères fondre sur lui. Il jeta le premier caillou. Ricochet sur le pavé. Trois hommes débarquèrent sur les quais, biens bâtis, biens armés et visiblement aussi mal intentionnés que les chiens. Il recula tenta de se relever mais ses jambes ne le soutenaient plus. Le trop plein de rhum faisait encore son effet. Alors d’une main tremblante, il prit les pierres qu’il lui restait, arma le bras et tira. Deux fois. Un des trois chiens tomba en même temps que le bois d’une matraque sur la tête de Gabin.

Cale sèche, odeur de moisi et de sel, Gabin ouvrit les yeux. Les fers aux poignets, il sût aussitôt qu’il était embarqué pour les Antilles. Il aurait préféré les chiens.